Les gestes
Signe de foi Geste fort Main d'alliance Gestuelle corporelle Civilisation du geste Restriction du pouce | ![]() Le geste sémaphorique de la Parousie |
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SYMBOLISME & DIDACTIQUE DU GESTE Les gestes accomplis par les personnages du tympan sont
nombreux et revêtent une signification hautement symbolique. |
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MAINS
DE PRIERE & MAINS DE FOI Le sens de quelques gestes saute aux yeux : |
![]() Marie orante ; un geste discret mais significatif |
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- C'est aussi le cas pour les quatre personnages, sainte Foy, Marie de Magdala, Jérémie et Guillaume au Court-nez qui lèvent la main en signe de profession de foi. (1) | |||
![]() Sainte Foy |
![]() Marie de Magdala |
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- Le Ciel, dans son éternité immuable, est à sa manière animé par les anges posés, mais actifs :
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En revanche, beaucoup
de gestes, à peine perceptibles, sont cependant chargés
d'un sens subtil que nous aurions tort de sous-estimer. C'est souvent le cas des gestes des élus, toujours discrets et calmes. |
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- Donnons l'exemple du jeu des mains entre l'ange au seuil du paradis et celles des Elus qu'il accueille, geste passant presque inaperçu qui scelle cependant une alliance. | ![]() |
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Souvent des détails passent inaperçus : par exemple, cet ange qui accueille les élus leur offre le pain de Vie. (2) | ![]() |
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- Le geste de Moïse qui pose la main sur l'épaule de son frère, Aaron, signifiant l'investiture sacerdotale ordonnée par Dieu (Lévitique, 8) et celui d'Aaron désignant de l'index le rouleau de la Torah. | ![]() |
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- Le geste d'Abraham enserrant dans ses bras ses descendants, illustration tangible du "sein d'Abraham" | ![]() |
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- La main du Père Abbé, guidant fermement Charlemagne et l'attitude même de l'empereur, vouté, les genoux fléchis, sont également significatives : elles signifient explicitement l'allégeance du pouvoir temporel au pouvoir spirituel. C'est un geste politique de portée collective qui engage la société toute entière : l'hommage vassalique de la société féodale se soumet ainsi à l'autorité morale du sacre et de l'Eglise. C'est un geste clairement inscrit dans la temporalité de l'Histoire et concernant une question d'actualité brûlante en ce début de XIIe siècle. | ![]() |
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Cette retenue dans la dispense des Grâces et de la miséricorde se trouve confirmée par un autre détail, jamais souligné, qui instaure une dissymétrie dans la distribution des ondes divines qui émanent de la mandorle. Du côté des élus, ces ondes se déversent abondamment sur cinq vagues concentriques, tandis que du côté du Tartare, ces ondes se limitent à quatre vagues successives. Comme si, du côté des pécheurs, les Grâces étaient déversées, mais en quantité plus limitée. Cette réserve ne retrouverait-elle pas un écho dans l’orientation cardinale du tympan ? En effet, lorsqu’au coucher du soleil au soir du solstice de juin, l’ensemble du tympan est éclairé dans sa quasi-totalité, il reste toutefois une infime parcelle d’obscurité, une réserve d’ombre, à l'extrême périphérie droite du tympan, du côté de la main gauche du Christ où ne pénètre aucune lumière, aucune grâce. Dans l'Histoire du salut, la rétention du pouce n'instaurerait-elle pas la réserve d'un Enfer éternel, irréductible, irréfragable ? Dans un détail, tout un destin... Finalement, ce Tartare, n'est pas seulement un purgatoire, c'est aussi, dans une certaine mesure, un enfer. ↑ |
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- Parfois c'est le corps entier qui fait geste : l'exemple le plus révélateur est celui de Marie de Magdala, représentée les pieds dans un sens (vers l'extérieur du tympan et en direction opposée à celle de la colonne de l'Eglise en marche) mais le visage retourné vers le Christ, saisie à l'instant précis où, nous raconte Saint Jean l'Evangéliste, quittant le "jardinier" rencontré au tombeau vide de Jésus, Marie de Magdala se retourne vers le Christ qui l'appelle et le reconnaît alors. (Jn. 20 : 16) |
Un autre exemple nous est fourni par la prosternation de sainte Foy, agenouillée, mains jointes devant la main de Dieu. Cette même posture d'humilité se retrouve (avec de nombreuses similitudes de facture) sous les traits d'un moine du tympan de l'abbaye de Mozac (Puy de Dôme)
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- Quelques fois enfin, reconnaissons-le, le sens exact du
geste nous échappe, par exemple lorsqu'Ezéchiel, identifiable
aux tablettes qu'il tient en main, montre en
même temps son genou. C'est peut-être une référence
biblique, comme l'épisode où Ezéchiel mesure le débit
de la source du Temple, avec l'eau qui atteint son genou (Ez 47 :
4) ou une allusion aux « genoux qui s'en iront
en eau » (Ez 7 : 17). Et nous ne savons pas encore pourquoi Lilith se tient sur une seule jambe, telle une grue.↑ |
Contrairement au geste de l'abbé guidant Charlemagne inscrit dans le temps et l'Histoire, celui de Dieu est un geste d'éternité. L'engagement de l'empereur est politique, institutionnel et collectif ; celui de sainte Foy relève d'une expérience personnelle, mystique et intemporelle. Mais cette représentation de la main divine contient des références à l'art carolingien. C'est ce que l'on découvre à la lumière des travaux de Jean Claude Schmitt, dans sa remarquable étude sur la gestuelle dans l'occident médiéval, cet historien, définit (entre autres) une typologie des représentations de la main de Dieu. Dans les psautiers d'Utrecht et de Stuttgart, caractéristiques de l'art carolingien, cette main dit-il « fait irruption (à partir) d’un point unique [...] pour manifester la puissance de Dieu, les personnages tendant vers elle leur propre main ». Puis on la retrouve dans les manuscrits ottoniens du XIe siècle. C’est ainsi, par exemple, que sur le codex d’Uta confectionné à Ratisbonne à cette époque et conservé à Munich à la Bayerische Staatsbibliothek, elle impose « une figuration hiératique. (…) En elle le temps paraît se figer, et les gestes semblent faits pour l’éternité. » (J. C. Schmitt, op. cit. p. 101 - 110) | ![]() La main droite de Dieu, écoinçon de sainte Foy |
La description que donne Jean Claude Schmitt de la main du codex d’Uta, peut à bien des égards servir de commentaire à celle de l’écoinçon triangulaire de Sainte Foy au tympan de Conques : « La droite de Dieu sort de cercles concentriques. Elle est dressée de bas en haut, peut-être pour signifier que la puissance divine n’agit pas dans ce cas du haut des cieux, mais qu’elle est à l’œuvre ici-bas, et cela d’autant plus qu’elle est de face, la paume ouverte tournée vers celui qui regarde l’image. Elle recouvre un triangle équilatéral qui porte une triple inscription célébrant la bonté et la sagesse suprêmes de Dieu, et un cercle lui-même bordé d’une couronne de flammes rayonnantes. La main de Dieu symbolise la force créatrice du Verbe agissant à travers les vertus [représentées] par quatre figures allégoriques : prudence, justice, tempérance et force (…) Cette main est sans corps (…) comme figée dans une ostension hors du temps. » (J. C. Schmitt, op. cit.) Or, ici à Conques, ne voyons-nous pas surgir des ondes concentriques venues d’un point infinitésimal à la pointe du grand triangle de l’écoinçon, cette même main ? Surdimensionnée, hiératique, de face et paume ouverte, tournée vers nous, elle manifeste son action ici-bas dans le temps présent pour investir sainte Foy de sa puissance. Se superposant sur la figure géométrique de la croix, entourée elle-même du cercle du nimbe du Fils, ses doigts vont presque à toucher le front de la sainte prosternée, mais en respectant un espace irréfragable.(3) A elle seule, cette main jaillissant du Ciel et traversant le limbe du Christ est une évocation de la Trinité. |
La main de Dieu est aussi une représentation originale de l’Esprit Saint. L’allégorie du « doigt de Dieu » est présente dans le Veni Creator, hymne grégorien composé au IXe siècle par le théologien bénédictin Raban Maur, et qui est chanté lors de l’ordination des prêtres :
Tu septiformis munere, Digitus paternae dexterae. |
Tu es l'Esprit aux sept dons, Le doigt de la main du Père |
Les doigts de la main de sainte Foy se tendent à leur tour vers Dieu pour signifier l’élan du cœur accueillant l’influx divin, et aussi, nous y reviendrons, pour recevoir la parole sacramentelle de l’ordination : « tu es sacerdos in aeternum » (Tu es prêtre pour l’éternité). Se jetant à terre, en haut des marches de l'autel où elle est montée, sainte Foy, de tout son corps, participe du geste de l’ordination sacerdotale ; dans cette gestuelle du corps tout entier transparaît l’esprit monacal de la règle de saint Benoit, dont J. C. Schmitt cite le commentaire donné au IXe s. par le Bénédictin Smaragde : « Notre devoir de moine c’est de rendre tout notre corps apte à servir Dieu de toutes nos forces ».
Signalons encore que la posture de sainte Foy peut renvoyer à l'épître de Paul aux Ephésiens qui fonde précisément le salut sur la foi : « je plie les genoux devant le Père. Pour que le Christ habite en vos cœurs par le moyen de la foi. » (Éph 3 : 17) [...] « Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu. » (Éph 2 : 8)
Enfin, cette main est aussi une main de justice guidée par la modération et la mitigation des peines.
SENS PROFOND DU GESTE :
Le geste des figures interagit avec les lignes géométriques
de la construction de l'œuvre, en créant des convergences, des jonctions, des clivages, des oppositions,
des échos que l'œil perçoit exactement de la même façon
que les forces et tensions que l'on ressent face à une toile de Kandinsky. « Le tracé soutenant la pensée », selon Hugues de Saint-Victor (autrement dit : la forme devant s'accorder
au fond), la graphie
renforce bien sûr le discours et la pensée
sous-jacente qui structure le tympan.
C'est ce que dit en d'autres termes Jean Claude Schmitt,
dans son analyse des ressorts de l'art roman, quelques pages après sa
définition du geste, lorsqu'il aborde l'usage de formes, de lignes et
de figures antithétiques, « expression limite
d’un art où les tensions internes entre figures et lignes
antagonistes jouent un rôle essentiel. Au cœur même
de l’art chrétien, cette tension anime en effet les tympans romans,
structure la scène du Jugement dernier, capte le regard du spectateur
vers la figure centrale du Christ en majesté. […] Une tension semblable
habite le tympan de Conques, manifestant, selon Jean-Claude Bonne, l’ambivalence
de son apparition à la fin des temps : il est à la fois
le Juge (judex) qui revient parmi les hommes vers qui il baisse son
regard à l’entrée de l’église, pour départager
les bons et les méchants, et le Roi (rex) rayonnant dans
l’éternité, au centre du tympan.
L’attitude de ce Christ de pierre, et le geste de son bras droit
levé, peuvent être analysés selon les catégories
d'Hugues de Saint-Victor qui écrit dans un milieu intellectuel différent,
mais à peu près au même moment : le geste du Christ a une
finalité (ad modum), puisqu’il départage les bons
et les méchants. Il est une figuration qui montre et démontre
la puissance de Dieu. Il a un modus, une modalité spécifique,
dont le « dépli modéré » apparaît
bien comme un juste milieu entre les deux types de gestes licites qui l’encadrent
: d’un côté les gestes plus intenses des anges qui
sonnent de la trompe et de sainte Foy qui prie ; de
l’autre au contraire, les gestes plus modérés des
élus en procession et des autres anges. [...] Ces
deux types opposés de gestualité tendent, sans la franchir, vers
les limites du tolérable : au-delà, le monde infernal présente
soit les gesticulations excessives des démons, soit la modération
excessive des damnés qui endurent passivement leurs tortures.
Or, parce qu’elle est en position centrale, la gestualité du Christ
participe de toutes ces gestualités opposées. »
(J.-C. Schmitt, ibidem, p. 188).
Dans cette perspective, nous pourrions dire que la main levée vers le
ciel inscrit le Christ dans l'Eternité ; tandis que sa main baissée
rappelle plutôt son incarnation sur terre, dans le temps de l'humanité.
Si la tension résulte de l’expression des contraires, on peut en dire autant des similitudes, des couples gémellaires si nombreux au tympan, mais toujours dans le respect du juste milieu, de la modération, et en accordant le geste à sa finalité.
Un exemple de la correspondance entre les lignes et le sens nous est donné par le parallélisme entre les mains de la Vierge (implorant un jugement miséricordieux et une peine modérée, abrégée pourrions-nous dire, pour les éprouvés du Tartare), et l’orientation ascendante du phylactère sur lequel est inscrite la vertu théologale curieusement à demi effacée (4) : « TEMPERANTIA » (Modération). « Souvent le phylactère lui-même, par sa forme, sa direction, fait geste, comme un prolongement du personnage qui parle en direction de celui qui l’écoute. » (J. C. Schmitt, op. cit. p. 258)
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Nous avions vu qu'entre les mains du Christ passe la diagonale de la Grâce, qui déverse sur l'homme restauré au Purgatoire les ondes divines (Cf. chapitre 2). De la même façon, une autre diagonale, presque perpendiculaire, part des ondes du Père, passe par le visage du Sauveur et les mains jointes de la Vierge, la clef de saint Pierre, pour aboutir sur sainte Foy, prosternée. C'est la diagonale de la foi. ↑ |
(1) Ce geste est très répandu dans l'iconographie médiévale. Par exemple, sur le tympan roman de la porte Miègeville, de la basilique Saint-Sernin à Toulouse, chacun des douze apôtres répète ce geste alors qu'ils assistent à l'Ascension du Christ. (voir une illustration) (remonter)
(2) « Je suis le pain de vie. Qui vient vers moi n'aurta jamais faim. » (Jn 6 : 35) (remonter)
(3) Ce quasi effleurement du front de Foy par les doigts de Dieu est l'image même de la Grâce divine, thème central du tympan. Elle illustre subtilement la distinction soulignée par Denis de Rougemont entre la communion et la fusion, entre l'Agapè (amour spirituel) et l'Éros (amour fusionnel). « Entre Dieu et l'Homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard, une "différence qualitative". Donc, pas de fusion possible, ni d'union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est le mariage de l'Eglise et de son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, une conversion, une descente de la Grâce venant de Dieu à l'homme. » (Denis de Rougemont, L'amour et l'occident, bibliothèques 10/18 n° 995, 2008, p. 72). Et plus loin : « Éros veut l'union, c'est à dire la fusion essentielle de l'individu dans le Dieu. [...] [Mais] nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes. [...] Agapè au contraire ne cherche pas l'union qui s'opèrerait au-delà de la vie. [...] Ton sort se joue ici-bas. [...] Pour l'Agapè, point de fusion, ni d'exaltée dissolution du moi en Dieu. [...] La Bonne Nouvelle, c'est que Dieu nous cherche, et nous a trouvés par l'amour de son Fils abaissé jusqu'à nous. » (remonter)
(4) Voir la note consacrée à ce phylactère sur la page du toit des vertus angéliques, mais aussi la page d'étude de l'anomalie architecturale. Les travaux de déchiffrage des banderoles effacées avancent et de nouvelles hypothèses se dessinent. Nous en ferons état dès leur publication. (remonter)