Le tympan de Perse
Perse, ancienne église
paroissiale d'Espalion, est un prieuré dépendant de
l'abbaye de Conques, situé sur la via Podiensis, le chemin
de Saint-Jacques partant du Puy, dans la vallée du Lot, dans
le nord-Aveyron. Cette église, de nos jours dédiée à saint Hilarion, était anciennement dédicacé à
sainte Foy. |
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Le tympan de Perse (Sce. : Wikipedia) Survolez l'image pour afficher les légendes (voir une image haute résolution issue de l'Album Flickr de Carole Lemeure) |
Le tympan de Perse, comme beaucoup, est structuré par trois
registres superposés : |
- au centre, les Vivants illustrés par dix Apôtres porteurs de phylactères, dressés hiératiquement. Ils encadrent Marie, couronnée et placée au centre, faisant de sa dextre le geste de la foi (le "Fiat") tandis que sa main gauche, posée sur le ventre, suggère sa Conception spirituelle, selon un geste fréquent dans l'iconographie médiévale catalane (5) ;
Registre médian : le monde terrestre
![]() L'effusion de l'Esprit |
- au niveau inférieur, une profusion de scènes anime le royaume des Morts :
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Cette
répartition en trois registres superposés (le ciel
; la terre et les vivants ; le monde inférieur des morts)
est très classique. Ce tympan qui parait naïf, recèle cependant des trésors de subtilité et des énigmes dont nous aimerions donner ici un très rapide aperçu. Sens
spirituel de l'agencement spatio-temporel Outre
sa position originale sur le plan vertical, le Christ de Perse occupe
une place atypique sur le plan latéral. La
plupart du temps, le Christ en gloire siège en position centrale.
Les élus se tiennent à la droite du Seigneur. L'autre
coté (la partie droitd du tympan selon le point de vue du
spectateur), est occupé par l'Enfer (ou par les Tartares à
Conques), placé ainsi à la gauche du Christ. Or, ici
à Perse, la position du Christ est totalement excentrée, humblement placée à
l'extrémité droite c'est à dire orientale du
tympan. Cette position est unique, mais hautement symbolique (7).
En positionnant le Christ du côté du chœur, du
Levant, de la lumière du soleil levant du matin de Pâques,
de la Résurrection, ne veut-on pas suggérer que Jésus
est mort, descendu aux Enfers et ressuscité ? (8) A l'opposé, Satan se trouve rejeté du côté
du couchant, de l'ombre. Le sens
eschatologique du miroir |
Les âmes sont-elles happées ou recrachées par le Léviathan ? Le tympan de Perse comporte une autre différence fondamentale avec la représentation classique des proies avalées par le monstre gardien de la porte des enfers. Presque toujours, pour représenter la dévoration des âmes damnées, le corps des défunts est représenté à demi englouti, inerte, les jambes pendantes comme il sied pour un mort. C'est le cas bien sûr à Conques pour le défunt avalé par Cerbère. Mais à Perse, le personnage est entier, bien vivant, la taille cambrée, les bras tendus, les jambes jetées en l'air ; il est comme projeté vers l'extérieur, vers le ciel. Ainsi ce ne serait pas une dévoration, mais une expulsion, un vomissement souligné par l'extension hors de la gueule du dragon de sa langue tirée, régurgitée. Cette scène étrange n'est pourtant pas unique dans l'iconographie médiévale. (10) (voir les illustrations) |
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Cette scène constitue une indication supplémentaire qui confirmerait que pour la civilisation romane l'enfer n'est pas clos, que les âmes purifiées et "restaurées"* peuvent quitter le Purgatoire (ou un des Tartares) bien avant le Jugement dernier pour l'Eternité. Ainsi on comprendrait mieux la présence au royaume des Ténèbres, d'hommes et de femmes au visage serein, comme dans le Tartare de Conques. Dans l'axe central du tympan de Perse, sous le fléau de la balance, on retrouve l'homme restauré. C'est peut-être aussi le cas des deux visages féminins placés à la droite de Satan mais restaurés dans leur beauté première dirait saint Anselme. Ici aussi il s'agirait alors plus d'éprouvés que de damnés. |
En contre-poids, un ange tient un compas. C'est l'instrument de mesure ("Tout sera mesuré") et de division. Division entre l'âme et le corps mais aussi entre élus et éprouvés. A moins que ce ne soit une pince, celle qui tient le tison ardant déposé par un ange sur les lèvres du prophète Isaïe pour écarter ses fautes et expier ses péchés. (Is 6 : 6-7) |
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« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement » (Kandinsky) Le
tympan de Perse montre des traces bien visibles d'un badigeon blanc
dont l'origine reste incertaine. Etait-il présent
initialement ou bien rajouté ultérieurement ? (11) |
![]() Les traces de badigeon blanc |
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Il reste bien des travaux à accomplir pour comprendre ce mystérieux tympan. Il faudrait se pencher sur ses sources d'inspiration. Lançons à ce propos quelques pistes : L’Influence catalane Le style de Perse ressemble beaucoup
aux définitions de l’art roman roussillonnais qu’en
donnent les historiens André Bonnery et Marcel Durliat. Des liens avec l’Espagne (14) Conques, tout comme Perse qui en dépend, sont
bien placées sur les chemins de Saint-Jacques et entretiennent
des liens étroits avec l’Espagne chrétienne,
de la Navarre à la Catalogne, la Reconquista se faisant au
nom de Santa Fe, comme en témoigne le Livre des Miracles de sainte Foy. Un style bourguignon ?
Plus étranges encore, les nombreux traits communs avec un bas-relief de remploi, encastré sur la façade occidentale de l'église paroissiale Santa Maria Assunta à Fornoue en Emilie-Romagne (Fornovo di Taro, à une vingtaine de kilomètres au SW de Parme).
Peut-on également déceler des influences aquitaines, à travers les traits communs du dessin de Perse et de certains bas-reliefs de l'église monolithique de Saint-Emilion ?
Quoi qu'il en soit, on retrouve la même figure du Léviathan avalant ou recrachant un défunt sur le portail roman de l'ancien prieuré de Saint-Jean-Baptiste de Lévinhac, situé sur l'autre rive du Lot, à deux kilomètres en amont.
Les sources byzantines C’est ce que laisse entendre Manuel Gómez-Moreno Martínez (15) qui souligne l’influence des marbriers lombards ainsi que celle venue de l’empire byzantin sur la sculpture roussillonnaise dans la première moitié du XIe siècle. Le sujet traité par Perse, dont tous les
auteurs s’accordent sur son antériorité par
rapport à Conques, peut être un indice. En effet le
thème de l’effusion de l’Esprit lié à
la Résurrection du Christ est caractéristique de la
période précédant le schisme d’orient
de 1054. Le culte du Saint Esprit s’appuie sur les Pères
de L’Eglise, qui définissent l’Esprit Saint comme
l’auteur de la Grâce et de la régénération.
Saint Hilaire de Poitiers dans son De Trinitate se fera
le défenseur de l’orthodoxie théologique sur
ce point.
La modernité du tympan de Perse La Grâce est explicitement matérialisée
dans les deux tympans de Conques et de Perse où elle est symbolisée par une
croix qui infléchit le plateau de la balance du Jugement
du bon côté.
Ainsi le développement de l’Art roman, depuis sa naissance à l'aube de l’an Mille jusqu'à sa pleine dilatation au XIIe siècle, passe par diverses étapes, dont le tympan de Perse serait l’émergence et celui de Conques l’apogée. Le premier, influencé par le monde hispanique, catalano-aragonais, aux apports orientaux, le second romanisé, mais tous deux émanant d’une culture méditerranéenne, dans la terre languedocienne, des Alpes aux Pyrénées. Sous bien des aspects, la corrélation entre
les deux tympans-emblèmes abbatiaux résonne comme
la proclamation des attributs spécifiques de cette pensée
romane catalano-languedocienne, qui met l’Esprit et la grâce
à la base du Jugement divin. (1) Les 12 apôtres présents à la Pentecôte sont : Simon-Pierre, son frère André, Jacques et Jean (fils de Zébédée), Thomas, Philippe et Barthélémy, Matthieu, Jacques (fils d'Alphée), Jude Thaddée, Simon le Zélote et Matthias qui a remplacé Judas Iscariote. La Pentecôte correspond à la fête juive de Chavouot, célébrée 50 jours après Pessah, et qui commémore la remise des Tables de la Loi à Moïse. La correspondance entre la libération du peuple élu enfin sorti d'Egypte et la résurrection du Messie pour le salut des hommes d'une part, et entre le don du Décalogue et celui de l'Esprit Saint et des langues d'autre part, n'est bien sûr pas fortuit. (Remonter au texte) (2) La représentation des dix apôtres n'est pas exceptionnelle : on la retrouve par exemple au tympan de la Cathédrale Saint-Etienne de Cahors. (voir ce tympan) Ce dernier est également plus une représentation de la Résurrection ou apparition du Christ au soir du dimanche de Pâques qu'une "Pentecôte" comme on le répète souvent. Dans sa mandorle le Christ de Cahors porte un Livre : c'est une allusion à l'investiture missionnaire et juridictionnelle (le pouvoir de remettre les fautes) accordée aux apôtres. Perse et Cahors ont en outre en commun de faire partie des bâtiments à coupole d’Aquitaine, caractéristiques de cette école romane, dont Conques est le fleuron. Ici s'ouvre un champ de recherche pour déterminer s'il y a correspondance voire filiation entre les tympans de Perse et de Cahors. (Remonter au texte) (3) Les auteurs de Rouergue roman avaient souligné -et pour cause ! - l'inhabituelle présence de la lune et du soleil dans une représentation supposée de la Pentecôte ; ils ont même suggéré que ces astres provenaient d'une "contamination (sic) avec la scène de la Crucifixion, qui n'a pas pu trouver place ici" ! (Rouergue roman, collection la nuit des temps 17, Zodiaque, 1963, p. 199. Faut-il rappeler que la fête de Pâques suit un calendrier lunaire pour expliquer la présence de cet astre sur un tympan de la résurrection ? (remonter au texte) (4) Les éléments symboliques qui représentent l'effusion de l'Esprit trouvent un écho dans les visions de sainte Hildegarde de Bingen (1098-1181), voisine du prieuré de Sélestat. Dans le Livre des Œuvres Divines, aux chapitres 1 et 2 du sixième livre, Hildegarde décrit "la forme vivante de l'esprit [comme] un vent sorti d'une nuée blanche rayonnante de clarté", comme un "soleil [projetant] un mouvement comme des lampes " ; le "Dieu de justice accomplissant tous ses jugements dans le feu de l'équité [...] se reflétant comme une sorte de miroir sur lequel apparaît une sorte de colombe aux ailes déployées." Nuées, blancheur, soleil, feu, colombe, miroir : le vocabulaire du poète et du sculpteur est identique. (Remonter au texte) (5) Le lien entre la matière et l’Esprit est suggéré sinon explicite : le geste de Marie posant sa main gauche sur son ventre évoque la conception virginale par l'Esprit et nous renvoie à l’expression d'Hildegarde, abbesse de Bingen, qui lie intrinsèquement les deux natures faisant de Marie « Maria, Mater, Materiæ », matrice du Saint Sauveur. L’originalité de cette expression propre à Hildegarde, complète la théologie classique, qui attribue au Saint Esprit la vertu « vivifiante ». Au même titre que le mystère de l’Incarnation, la Résurrection, thème fondamental des tympans de Perse et de Cahors, est intimement liée à l'effusion de l'Esprit et confirme ce pouvoir de relier la chair à l’Esprit. (Remonter au texte) (6) Cette descente aux enfers est évoquée dans le Credo, et par certains évangiles apocryphes. Elle a duré trois jours, de la mise au tombeau à la résurrection et était destinée selon la tradition à manifester le triomphe du fils de Dieu sur la mort, sur Satan et à libérer les Justes retenus jusqu'alors dans le sein d'Abraham (ou Limbes). Le thème de la catabase est fréquent dans les mythologies anciennes : Our-Nammou, Enkidou, Gilgamesh, Hercule, Pollux, Thésée, Orphée, Ulysse, Enée ont entrepris une descente aux enfers. (Remonter au texte) (7) Le tympan de Perse est placé sur le côté sud de la chapelle. (remonter au texte) (8) On notera que son auréole est carrée, ce qui indique qu'il s'agit d'un Christ terrestre, avant son ascension. Les auréoles carrées comme celles de sainte Foy et de sainte Marie de Magdala sur le reliquaire d'albâtre de Conques, signifient qu'il s'agit d'une sainteté acquise sur terre. (Remonter au texte) (9) "10 Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. [...] 12 Car nous voyons à présent dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face " (1 Cor. 13, 10 et 12) (Remonter au texte) (10) Yves Christe
cite deux exemples de régurgitation
des morts, dont un « plein de vie »,
dans la représentation du Jugement dernier. Tout d’abord
au tympan de la Parousie de Beaulieu, où
il se pose la question de l’interprétation de la figure
: « Les quatre bêtes du linteau supérieur
sont toutes des quadrupèdes. Celles qui sont placées
à l’extérieur avalent ou régurgitent un homme, l’un nu, l’autre vêtu. »
(Yves Christe, Les Jugements derniers, Zodiaque, p. 184) (11)
On retrouve ailleurs des traces analogues de badigeon blanc, sur
certains fragments du tympan de Cluny, et sur le tympan roman de
l'église Saint-Georges de Chassenard (Allier) découvert
fortuitement en 2000 sur la porte sud et qui représente une
Parousie. Lors du remontage du tympan de conques en 1886 par Jean Camille Formigé, une couche de badigeon blanc a également été appliquée. (Remonter au texte)
(12) Marcel Durliat, La sculpture romane en Roussillon, Edition de la Tramontane, Perpignan, 1949. (remonter au texte) (13) Jacques Bousquet, La sculpture à Conques aux XIe et XIIe siècles, essai de chronologie comparée, Thèse d’Etat sous la direction de Marcel Durliat, Toulouse II, 1971, service de reprographie des thèses, Lille, 1973. (remonter au texte) (14) Les liens de parenté avec les églises romanes espagnoles ont été soulignés par Marcel Deyres dans une communication publiée dans la Revue du Rouergue. En analysant les voussures, les moulurations et toute la modénature du tympan de Perse, l'auteur a souligné les similitudes entre ces éléments décoratifs et ceux présents de l'autre côté des Pyrénées. Cf. Marcel Deyres, Le portail de l'Eglise de Perse, Revue du Rouergue, Rodez, n° 90, avril 1969. (remonter au texte)(15) Manuel Gómez-Moreno Martínez, El Arte Románico Español, Madrid, 1934. (remonter au texte) (16) Cet empilement de têtes n'est pas sans rappeler celui du portail de Santa María la Real, à Sangüesa (Navarre). (voir l'illustration) (remonter au texte) (17) Les Beatus sont des manuscrits enluminés réalisés à l'origine par Beatus de Liébana, un moine de l'abbaye de Liébana (Monts Cantabriques) à la fin du VIIe siècle, puis en ayant inspiré de nombreux autres richement illustrés élaborés aux Xe et XIe siècles en Aragon, Catalogne et Léon. (remonter au texte) (18) Pierre de Jean Olivi, moine franciscain (1248-1298) qui exerça une grande influence en Languedoc au XIIIe siècle. Professeur de théologie, il a développé à Montpellier et à Narbonne un enseignement fondé sur l’usus pauper des franciscains et béguins. Sa pensée a été censurée, de son vivant, puis à nouveau après sa mort, par l’Eglise et l’Inquisition. Il a depuis été réhabilité. (remonter au texte) |